Mon nom est Lucie. Je suis la deuxième et dernière de ma fratrie.
Mon arrivée, qui n’était ni prévue ni désirée, survient 10 ans après celle de mon grand frère.
Mon père est un homme solitaire, colérique, impulsif, et qui cède souvent à des accès de violence. Il nous accorde trop peu d’attention, et les rares moments partagés ensemble sont sous le signe de l’autorité, de l’agressivité, des claques et des coups.
Ma mère est une femme mue par la volonté de sauver les apparences. Si elle n’approuve pas les méthodes éducatives paternelles, elle ne fait rien pour s’y opposer. Elle revêt plus volontiers la posture de la victime pratiquant la politique de l’autruche. Son avidité pour le confort matériel apporté par mon père la rend incapable de divorcer de lui.
Je reste néanmoins une petite fille souriante et agréable, qui se construit sa bulle, son monde.
Durant l’année de mes dix ans, ma mère se rend régulièrement chez un médecin acuponcteur. Très souvent, je l’accompagne.
Un jour, alors qu’elle est allongée sur le ventre, le dos couvert d’aiguilles et la tête tournée à l’opposé de moi, le médecin en profite pour me prendre sur ses genoux, et s’attaque à mon intimité de petite fille.
Je ressors sidérée, je sens que ce n’est pas normal, qu’il n’avait pas le droit de me faire cela, alors j’en parle. Ma mère prend la décision de ne plus s’y rendre, mais ne s’intéresse pas davantage à l’impact de cette agression sur moi.
Autrement dit, Maman ne réagit pas et papa ne doit surtout rien savoir.
Je fais ensuite mon entrée au collège. Vers mes 15 ans, je rencontre un professeur à l’attitude malsaine. Il se permet des réflexions sur mes seins, des caresses au niveau des fesses. Je réagis immédiatement, et en parle à l’infirmière, qui prend tout ça très au sérieux. Le professeur n’en est pas à sa première plainte, et des mesures sont prises pour qu’il ne soit plus seul avec des enfants.
Le corps professoral se trouve très partagé sur la question. Si certains me soutiennent, d’autres m’intimident, essayent de me faire porter la culpabilité. Je manque d’humour, une main aux fesses, ce n’est pas si malvenu que cela, il n’y a pas mort d’homme.
A ce sujet, maman est convoquée par les responsables de l’établissement mais elle ne me défend pas. Elle en parle brièvement à papa qui balaie cela d’un revers de main. Il estime qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
Quelques années plus tard, je prends des cours de musique chez un professeur particulier.
Le cauchemar recommence, j’évite le viol de justesse.
Pendant qu’il agit, je suis tétanisée. La culpabilisation a bien fonctionné, je ne sais plus où se trouve la limite.
Malgré ma confusion, j’en parle à ma mère.
Et cette fois, maman réagit. Elle veut savoir si j’ai au moins « pris du plaisir ».
Papa de son côté ne doit surtout rien savoir.
Vers mes 20 ans, je fais la rencontre de celui qui deviendra mon mari. Doux, attentionné, toujours à la recherche de la conciliation et du pardon, il sera pour moi un pilier.
Un été, alors que j’ai terminé mon année universitaire, je rentre chez mes parents. Un jour où ils ne sont pas là, mon frère commence à se toucher devant moi, me demande de le soulager. Je me défends, le repousse, et me barricade dans ma salle de bain. Le lendemain, mes affaires préparées, je sors de la maison et avertis ma mère.
Une fois encore, maman ne réagit pas. Elle en touche brièvement un mot à papa mais tous 2 ne font rien. Ils poursuivent leurs vacances et à leur retour, leur seul obsession est que je ne dise rien à personne et que nous donnions l’apparence d’une famille normale.
Je quitte le nid familial pour ne jamais y retourner. Entre temps, je porte plainte contre mon professeur de musique et suis enfin reconnue comme une victime. Il semblerait que je sois sa première victime mais je ne serai pas la dernière.
J’épouse mon compagnon et de cette union nait un petit garçon, puis un peu plus tard une petite fille.
Mon père, face à ce nouvel équilibre familial, essaye de revenir dans ma vie pour en faire partie.
Mon mari voit là une possibilité de faire la paix, de tendre vers une atmosphère familiale plus apaisée.
En dépit de sa violence, de son absence, il semble souhaiter rattraper le temps perdu.
Les contacts se créent doucement, et mon père passe désormais un jour par semaine à la maison, pour profiter de ses petits-enfants et nous aider. Je ressens dans ce rapprochement une rancune de la part de mon père, pour renouer avec moi, et éloigner ma mère. Mais je n’y prête pas davantage attention. Je chasse même cette idée de ma tête tellement je la trouve effrayante.
Jusqu’ici, tout va bien, rien à signaler.
Alors que je conduis, ma fille de sept ans, à l’arrière, se confie à moi. Elle en a marre que grand-père la touche. Le pédale de frein est enfoncée, la voiture de derrière manque de nous percuter.
On discute, on échange, ses propos ne laissent aucune place au doute.
Dans la famille que j’ai construite, les choses sont différentes : Maman réagit, et Papa doit savoir.
Ensemble, nous en parlons, nous essayons de la rassurer, lui expliquer qu’elle n’y est pour rien et qu’elle a eu raison de parler, car ce que fait grand-père, ce n’est pas bien.
Les gendarmes, les psychiatres, les avocats, nos amis, tous nous encouragent à déposer plainte.
Mon père nie les faits, se braque s’offusque d’être accusé sans même pouvoir se défendre.
Nous déposons plainte. Après des heures d’audition, et une expertise accablante pour mon père, les gendarmes, bien que n’ayant pu obtenir d’aveux, croient ma fille et sont persuadés de la culpabilité de mon père.
Le procès débute l’année suivante. En dépit du bilan psychiatrique, et de tous les éléments, ce n’est pas son procès qui a lieu, mais le mien. Tout m’est reproché, ma mère et mon frère témoignent contre moi, l’avocat de mon père m’accable sans preuve, et ça fonctionne. Malgré les traces de ses coups, malgré les propos sans équivoque de ma fille, malgré tous les éléments à charge, malgré la conviction de bon nombre de professionnels de la culpabilité de mon père, le juge l’acquitte.
C’est libre qu’il quitte le tribunal.
Ma fille ne sera jamais reconnue comme victime. C’est incompréhensible, impossible à accepter.
Avancer demeure toutefois la seule option et par chance, je suis bien entourée. Une amie psychiatre me parle d’amnésie traumatique, ou encore des comportements, des attitudes, souvent adoptés inconsciemment par les enfants victimes. Dans sa description, je reconnais ma fille, mais je reconnais également quelqu’un d’autre : moi.
Le doute s’installe. Si mon père a pu agresser ma fille, il a également pu s’en prendre à moi. Mon amie m’avertit, si le cerveau camoufle ainsi les souvenirs, c’est qu’ils sont trop violents pour être gérés. La situation est déjà suffisamment éprouvante, je ne cherche pas à réveiller des souvenirs susceptibles de m’anéantir plus encore.
Le récent décès de mon père nous a libérés. Il nous laisse toutefois sans réponse, sans excuse et sans explication.
Les choses s’accélèrent toutefois avec la lecture du livre de Camille Kouchner, la Familia Grande. A la lecture des violences commises par Olivier Duhamel sur Victor, un souvenir survient, d’une violence inouïe. Mon esprit, mon corps, revivent tout, dans le détail, les sensations, le sentiment, les émotions, tout me revient.
Un peu plus tard, c’est une autre agression qui me revient. J’ai environ un an, et maman est présente. Dans un autre souvenir j’ai environ 5 ou 6 ans.
Maman fait plus que ne rien dire, elle est complice.
En dépit de ces épreuves, il m’a toujours paru indispensable de rester forte pour ma fille et pour ma famille.
Protéger son enfant s’apparente en quelque sorte à un match de boxe. Il faut monter sur le ring, les coups pleuvent, les humiliations et les blessures s’enchainent, mais il est vital de tenir le coup, car c’est la victoire la plus importante, montrer à son enfant que nous sommes avec lui coute que coute.
Et je voudrais aussi préciser qu’il est important de soutenir les papas dans ces épreuves. Souvent tout est fait pour soutenir et entourer la maman. Mais le papa est aussi fragile et très ébranlé lorsque l’on fait du mal à sa fille.
Lucie, maman de 2 enfants